7 août 2022,
Réveil au bruit des vagues, je sors une orange de mon sac, mes amandes, le miel, me mets en maillot de bain, prends ma serviette et me rends sur la plage. Un couple de plongeurs est en train de préparer son matériel. Je m’installe sur les galets et déjeune en les observant tranquillement. Je me mets ensuite à l’eau quelques minutes puis retourne au bivouac assembler mes affaires.
Sur cette portion je peux suivre tranquillement le littoral, en longeant la plage. Je m’arrête à un rond-point discuter avec deux cyclistes qui me conseillent un petit bar un peu plus loin au bout du village pour prendre le petit déjeuner qui sera constitué d’excellentes tartines à la tomate, avocat, mozzarella, arrosées d’huile d’olive.
Un peu plus loin, une cycliste en vélo de route me dépasse. Je décide de la suivre, elle semble prendre la même direction que moi. Arrivée à Torrenostra, elle bifurque. Je vérifie mon chemin et constate qu’elle semble toujours suivre ma direction. Je la rattrape et rejoins ainsi la véloroute numéro 8. D’abord sur de petites routes asphaltées, la véloroute bifurque ensuite sur une portion en terre. Je suis au milieu d’un mélange de zone humide sauvage et agricole, traversée par des canaux flanqués de longue cannes.
Après quelques kilomètres j’aperçois un monsieur en train de collecter ce qu’il me semble être des figues de barbarie. Je lui demande s’il s’agit bien de ce que je pense et il me le confirme. Il me demande si je souhaite en emporter avec moi. Il me dit que je dois bien faire attention de ne pas les toucher directement avec les mains puisque les fruits sont emplis d’épines au niveau des petits points noirs de leur peau. Il est facile de s’en planter plein les doigts sans même s’en rendre compte. N’ayant pas de gants, il me découpe une petite dizaine des fruits qui emplissent le cactus et en ouvre un en me montrant comment faire en imaginant avoir une fourchette en place de la main gantée : il coupe les extrémités, entaille la peau dans la longueur et se sert de la lame pour décoller la peau. Je goûte ainsi le fruit tout juste collecté ayant de nombreuses vertus.
Contrairement à ce que m’indique Teo, après avoir effectué quelques recherches, le fruit ne semble pas avoir un apport calorifique important : il me disait qu’en manger 8 équivaut à un repas complet. Il faut d’autant plus faire attention à ne pas en consommer en trop grande quantité puisque, suivant la capacité de l’appareil digestif, une consommation trop importante pourrait engendrer une occlusion intestinale à cause du format des graines du fruit.
Je reprends la route en longeant la côte et tombe sur une magnifique voie verte qui relie Orpesa à Benicàssim. Elle traverse à deux reprises des collines par des tunnels qui offrent une température plus qu’agréable avec la chaleur du midi. Peu après le deuxième tunnel, je m’arrête sur une sorte de terrasse agrémentée de tables en bois donnant sur les belles plages de Benicàssim. Je décide de m’arrêter consommer tomates, avocats, nectarines et figues de barbarie qui constituent mes réserves. Je contacte ensuite Guillermo dont j’ai eu le contact sur Warmshower qui m’a répondu et m’accueille dans sa « casita verte » (maisonnette verte). Je lui annonce que j’en ai pour une heure.
En passant dans Benicàssim, je dépasse une femme en VTT alors que j’écoute de la musique. J’ai envie de discuter avec elle, d’autant qu’elle semble vouloir, sans non plus se forcer, me rattraper. J’adopte une allure tranquille qui lui laisse le temps de me rejoindre et se mettre à côté de moi. Nous échangeons un peu, je lui dis que je suis parti sur les routes avec uniquement ce que j’ai avec moi. Ce qui m’interpelle est qu’elle me répond en me demandant depuis quand j’ai entamé ce processus de détachement matériel. Je flaire l’échange intéressant, elle est roumaine, elle me dit qu’elle aussi a entamé ce processus, mais qu’elle a encore des choses à régler avec sa sœur. Je n’aurai pas plus de détails. Je lui explique que je vais à Valencia pour un festival de danse. Elle m’indique alors que le dernier jour du festival de Valence commence le plus gros festival de reggae d’Europe qui a lieu à Benicàssim et dure une semaine entière. Elle pense que le capitalisme est la source d’une grande majorité des problèmes qui nous entourent et me dit que nous nous verrons au festival de reggae, puis s’en va travailler à la piscine du coin : elle est déjà bien en retard. Je passe ensuite devant une affiche et tombe sur une liste de noms d’artistes plus intéressants les uns que les autres.
Je reprends ma route et arrive, comme annoncé à Guillermo, environ une heure plus tard. Je vois la maison mais ne trouve pas le chemin d’accès. Je l’appelle et en me voyant sur la route il m’indique au téléphone et par des gestes qu’il faut que je passe sur un petit chemin que j’ai pris pour le chemin d’une maison. J’arrive finalement à la casita verde où Guillermo et sa petite chienne Rita sont tranquillement installés. Il me propose de l’eau et de la pastèque jaune pour me rafraîchir. Je m’installe à une petite table extérieure munie d’un tiroir empli de couverts qui me rappelle celle qu’avait mes grand-parents de Romans-sur-Isère. Elle est posée à l’extérieur de la maisonnette sur une dalle de béton d’environ 3m de large devant la porte et 2m autour sur les côtés. Un canal d’irrigation longe la maisonnette ; il est actuellement à sec mais Guillermo me dit que tous les soirs l’eau du fleuve coule dans le canal. Face à la terrasse se trouve un énorme figuier très large et haut, il produit de nombreuses figues qui en tombent fréquemment et dont nous nous régalons après la pastèque.

Guillermo est un homme de 70 ans retraité. La maisonnette qu’il affectionne particulièrement ressemble en son intérieur à une sorte de cabane de jardin, quelques outils de jardins sont savamment accrochés le long d’un des murs. Le sol de la cabane est inoccupé, tout est disposé sur quelques étagères faites d’équerres et de planches simples, jusqu’au coin « cuisine » qui le devient lorsque Guillermo sort une petite bouteille de gaz d’un trou dans le sol recouvert d’une plaque de béton ronde juste de la bonne taille. Il visse un brûleur à même la bouteille et me voila équipé pour cuisiner si nécessaire. Le lieu est simple mais contient tout ce qu’il faut pour vivre simplement. Il n’y a pas d’électricité, cela ne m’est pas nécessaire puisque j’ai toujours mes petits panneaux solaires pour recharger mon téléphone. L’eau ne court pas dans la maisonnette mais à quelques mètres et semble, aux dires de Guillermo, propre. Il l’utilise pour se laver, comme eau de cuisson et pour arroser son petit jardin grâce à une tonne à eau qu’il remplit grâce à une pompe à eau de 12v qu’il branche sur la batterie de sa voiture quand cela se révèle nécessaire. Nous discutons un bon moment, l’homme est intéressant, je ressens qu’il oscille entre un mélange étonnant de tranquillité et impulsivité : il affectionne aussi bien les nombreuses cigales qui peuplent son figuier qu’il les maudit lorsqu’elle se mettent toutes à chanter de concert. Il me dit que parfois s’il en attrape une, en m’expliquant qu’il approche doucement la main puis la referme d’un geste plus rapide laissant l’espace à la bête pour ne pas l’écraser, pour la déménager dans un arbre plus loin, que l’envie de refermer le poing et de l’écraser le démange.
A l’heure où j’écris je ne me souviens plus du contenu détaillé de ce que nous avons échangé mais je retiens qu’il semble s’être intéressé à la spiritualité en ayant lu Coran, Bible et probablement encore d’autres ouvrages. Finalement, pour lui, la vie est un voyage dont la destination est la mort. Il me dit que son plus grand apprentissage lui a été donné par Krishna, peu importe ce que l’on t’enseigne, il faut l’oublier, vivre son voyage, se faire sa propre expérience pour se retrouver face à sa propre réalité et non tenter de vivre une autre réalité présentée qui n’est pas la sienne. Son idée résonne avec ce que j’avais déjà en tête et entendu lors de ma retraite Vipassana. D’après les textes que le « guru », que j’écris ici sous sa forme anglaise dénuée de connotation péjorative, nous a enseignés et commentés, pour atteindre l’éveil, il faut oublier tout enseignement et même explorer des chemins et états normalement prohibés. Il nous avait donné comme exemple des danseurs d’exception qui, lorsqu’ils dansent, oublient tout ce qu’ils ont appris en ne pensant à rien d’autre que le moment qu’ils sont en train de vivre. Chose que j’ai aussi touchée du doigt au travers de ce même domaine à plusieurs reprises.
Fort de cet entretien approfondi et intéressant qui manquait cruellement à mon quotidien de la semaine passée, je profite du départ de Guillermo pour m’installer tranquillement, puis avancer un peu dans le récit des derniers jours passés sur la route, riches en expériences et événements intéressants.
La fin d’après-midi approche doucement et l’eau ne s’écoule toujours pas dans le canal, Guillermo m’a dit qu’il repasserait sûrement. Il finit par arriver en me disant qu’il est passé voir la porte qui alimente son canal depuis un canal principal. Quelqu’un a trafiqué la porte et monté le cliquet de la roue dentée permettant de maintenir la porte métallique fermant le canal en position à l’envers, afin qu’elle ne puisse plus rester en position ouverte. Il est donc passé chez lui chercher des outils pour remettre le cliquet à l’endroit et limer l’écrou pour empêcher ou rendre plus difficile le démontage de celui-ci. Après plusieurs minutes de discussion, l’eau n’arrive toujours pas, il doit y voir un autre souci. Nous nous rendons donc au canal principal à vélo, ce qui me permet de mieux visualiser le système. Après avoir ouvert encore un peu plus la porte pour laisser passer plus d’eau, il me dit d’attendre et surveiller les vélos le temps qu’il aille voir ce qu’il se passe plus loin puisque l’eau s’écoule bien où elle devrait. Je vois passer une couleuvre qui glisse rapidement d’une plaque métallique dans le canal principal, le temps que Guillermo revienne de son inspection. Il revient finalement et m’explique qu’il y a plus loin un autre canal sans porte où s’engouffre quasiment toute l’eau, n’en laissant pas suffisamment pour atteindre la casita verde. Il compte la boucher avec une plaque ou quelque chose pour limiter le débit puisque c’est un canal non entretenu et inutilisé. Nous trouvons justement dans le canal une sorte de petite porte de placard de cuisine qui devrait faire l’affaire. Nous rentrons les vélos le long du canal un peu plus loin dans la plantation d’orangers qui l’entoure afin qu’ils ne soient pas visibles depuis la route. Arrivé au canal inutilisé je constate qu’il est en partie obstrué par une pierre qu’a placée Guillermo, mais aussi par des morceaux de contreplaqué cassé qui devaient probablement en obstruer l’entrée jusqu’à ce qu’elle cède. Je descends dans le canal qui doit faire 1m50 de profondeur avec une vingtaine de centimètres d’eau. Je dégage un peu la bouche ronde qui alimente le canal et place la porte en bois qui recouvre bien le trou. Encore un peu d’eau continue de s’écouler mais la majeure partie court désormais dans le canal qui alimente la casita verde.
Nous rebroussons chemin et rentrons à la maisonnette. Sur le chemin, nous croisons un homme et Guillermo me dit : j’espère que ce n’est pas lui qui a trafiqué à la porte. Soudain il s’arrête et fait demi-tour et va voir l’homme à vélo, le salue et lui demande comment il va. L’homme ne semble pas le reconnaître, Guillermo lui dit : je suis celui qui t’a sauvé la vie. Ils échangent tous deux sur leur santé puis nous nous remettons en route. Guillermo me dit : je vais te raconter l’histoire qu’il m’est arrivée avec ce type. Arrivé à la maisonnette, il commence par me demander si je connais un mot en espagnol qui m’est inconnu, il m’explique qu’il a probablement été poussé par une sorte de voix off ou plutôt un guide invisible puisqu’un jour sans aucune raison particulière, il s’est dit « Tiens, je vais aller faire un tour du côté du canal principal ». Arrivé là-bas, il s’est dit « Tiens, je vais aller voir la maison abandonnée plus loin par curiosité ». C’est alors qu’il a entendu des gémissements fébriles : « À l’aide ! À l’aide ». Il s’approche de la maison et trouve sur le palier de la porte l’homme en question allongé au sol vomissant du sang. Guillermo contacte alors le numéro central des pompiers qui répond à Valencia, et qui lui demande où il se trouve. Il s’étonne qu’ils n’aient pas de système pour le localiser via son téléphone. Il s’arrête alors dans son récit puisqu’à ce moment même nous apercevons l’eau qui passe le virage menant au tronçon de canal de la casita verde. Se dessine sur nos deux visages une expression de joie et il me dit qu’il faut immortaliser ce moment par une photo, puis il me dit de descendre dans le canal pour me filmer avec mon téléphone. Je n’apprendrai la suite de l’histoire de l’homme que Guillermo a sauvé que le lendemain, distrait par l’arrivée de l’eau, mais je vais la terminer ici. Comme les pompiers avec qui il est en contact se trouvent loin et vu la situation, Guillermo demande à être mis en contact avec la police de Castellon de la plana, il n’a aucun idée de ce qui a pu se passer, si l’homme a été attaqué ou que sais-je encore. Il explique la situation à la police qui finit par arriver sur place avec les secours qui emmènent l’homme à l’hôpital pour le soigner. Il me raconte qu’un autre jour alors qu’il partait de la maisonnette, il l’a retrouvé ivre à porter trois roues de vélo en poussant son vélo pour le faire réparer à une station-service se trouvant encore loin d’où il se trouvait. Pris de pitié pour le bonhomme, il s’est arrêté et a réparé une des roues crevées avec une rustine.
Le problème d’ingénieur hydrique résolu, Guillermo ne s’attarde guère et me laisse seul avec les cigales. Je me baigne nu dans la retenue d’eau fraîche qu’a bricolée Guillermo avec deux bouts de maçonnerie pour retenir un panneau de bois et avec lui l’eau retombant en cascade de l’autre côté. L’eau est fraîche et très agréable. J’enchaîne avec une lessive manuelle dont je commençais à avoir cruellement besoin, puis termine mes provisions de fruits et légumes avant de me coucher bercé au son de la cascade.